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Le prix de la grâce

Le danger de dénaturer la grâce de Dieu

Dietrich Bonhœffer né le 4 février 1906 à Breslau (pol. Wroclaw), mort le 9 avril 1945 au camp de concentration de Flossenbürg en Bavière, près de l’actuelle frontière germano-tchèque, était pasteur Luthérien évangélique.

Ses prises de position ne purent rester longtemps ignorées par le régime nazi et rapidement (en 1935) lui furent officiellement retirés ses droits d’enseigner. Il constitue alors dans la semi-clandestinité un séminaire, dans la localité de Finkenwalde (aujourd’hui Zdroje, un quartier de Stettin (Szczecin)). Cette communauté est en complète opposition avec les dirigeants de l’Eglise luthérienne d’Allemagne de l’époque, qui soutenaient en grande partie le régime hitlérien. Bonhœffer ne désirait pas seulement pouvoir citer librement les paroles de l’Evangile, mais il était également prêt à risquer sa vie en s’opposant à Hitler et en aidant les Juifs dans leur fuite. En prison, il écrira : “Je suis sûr de la main de Dieu qui guide... Ne doute jamais que je suis reconnaissant et heureux d’aller le chemin sur lequel je suis conduit. Ma vie passée est abondamment remplie de la miséricorde de Dieu, et, au-dessus de tout péché, se tient l’amour qui pardonne du Crucifié.”

Il écrit en 1937, donc en pleine période hitlérienne, le livre Nachfolge (suivre comme un disciple), traduit en Français sous le titre : Le prix de la grâce. Malheureusement, ce livre est épuisé. Si vous pouvez le trouver en occasion, prenez-le. Il vaut très largement la peine ! Vous en trouverez ici quelques extraits essentiels des cinq premiers chapitres, et quelques citations de son traitement du Sermon sur la montagne, sur la fin de Matthieu 5.

La grâce et l’obéissance

La grâce qui coûte

Ceci, c’est la grâce à bon marché, justification du péché mais non point justification du pécheur repentant, du pécheur qui abandonne son péché et fait demi-tour; ce n’est pas le pardon des péchés, celui qui nous détache du péché. La grâce à bon marché, c’est la grâce que nous avons par nous-mêmes. La grâce à bon marché, c’est la prédication du pardon sans repentance, c’est le baptême sans discipline d’église, c’est la sainte cène sans confession des péchés, c’est l’absolution sans confession personnelle. La grâce à bon marché, c’est la grâce que n’accompagne pas l’obéissance, la grâce sans la croix, la grâce abstraction faite de Jésus-Christ vivant et incarné.

La grâce qui coûte c’est le trésor caché dans le champ : à cause de lui, l’homme va et vend joyeusement tout ce qu’il a; c’est la perle de grand prix : pour l’acquérir, le marchand abandonne tous ses biens; c’est la royauté du Christ : à cause d’elle, l’homme s’arrache l’œil qui est pour lui une occasion de chute; c’est l’appel de Jésus-Christ : l’entendant, le disciple abandonne ses filets et suit.

La grâce qui coûte, c’est l’évangile qu’il faut toujours chercher à nouveau; c’est le don pour lequel il faut prier, c’est la porte à laquelle il faut frapper.

Elle coûte, parce qu’elle appelle à l’obéissance; elle est grâce parce qu’elle appelle à l’obéissance à Jésus-Christ; elle coûte, parce qu’elle est, pour l’homme, au prix de sa vie; elle est grâce parce que, alors seulement, elle fait à l’homme cadeau de la vie; elle coûte parce qu’elle condamne les péchés, elle est grâce parce qu’elle justifie le pécheur. La grâce coûte cher d’abord parce qu’elle a coûté cher à Dieu, parce qu’elle a coûté à Dieu la vie de son Fils — “Vous avez été acquis à un prix élevé” — parce que ce qui coûte cher à Dieu ne peut être bon marché pour nous. Elle est grâce d’abord parce que Dieu n’a pas trouvé que son fils fût trop cher pour notre vie, mais qu’il l’a donné pour nous. La grâce qui coûte, c’est l’incarnation de Dieu.

La grâce qui coûte, c’est la grâce en tant qu’elle est le sanctuaire de Dieu qu’il faut protéger du monde, qu’on n’a pas le droit de livrer aux chiens; aussi est-elle grâce en tant que Parole vivante, Parole de Dieu qu’il prononce lui-même comme il lui plaît. Cette Parole nous atteint sous la forme d’un appel miséricordieux à suivre Jésus sur la voie de l’obéissance, elle se présente à l’esprit angoissé et au cœur abattu sous la forme d’une parole de pardon. La grâce coûte cher parce qu’elle contraint l’homme à se soumettre au joug de l’obéissance à Jésus-Christ, mais c’est une grâce parce que Jésus dit : “Mon joug est doux et mon fardeau léger.”

C’est précisément là où elle coûtait qu’elle était grâce, et précisément là où elle était une grâce qu’elle coûtait cher.

Mais savons-nous, nous aussi, que cette grâce à bon marché s’est montrée impitoyable au plus haut point à notre égard ? Le prix qu’il nous faut payer aujourd’hui, avec l’effondrement des Eglises organisées, est-il autre chose que l’inéluctable conséquence de la grâce à bas prix ? On a annoncé l’évangile, et on a distribué les sacrements à vil prix, on a baptisé, confirmé, absout tout un peuple, sans poser ni question ni condition, par charité humaine, on a donné les choses saintes à des moqueurs et à des incrédules, on a déversé des flots inépuisables de grâce, mais l’appel à l’obéissance à Jésus se fit plus rarement entendre.

Qu’a-t-on fait des certitudes de l’Eglise ancienne qui, au cours du catéchuménat précédant le baptême, surveillait si attentivement la frontière entre l’Eglise et le monde, veillait si attentivement sur la grâce qui coûte ? Qu’a-t-on fait des avertissements de Luther concernant une annonce de l’évangile qui rassurerait les hommes au sein de leur vie sans Dieu ? Où le monde a-t-il été christianisé de façon plus horrible et plus affreuse qu’ici ? Que représentent les trois mille Saxons massacrés par Charlemagne à côté des millions d’âmes tuées aujourd’hui ? Nous nous apercevons que le péché des pères est puni sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération. La grâce à bon marché a été vraiment impitoyable envers notre Eglise évangélique!

Impitoyable, la grâce à bon marché l’a été aussi sans doute envers la plupart d’entre nous sur le plan personnel. Elle ne nous a pas ouvert le chemin qui conduit au Christ, elle nous l’a fermé. Elle ne nous a pas appelés à l’obéissance, mais nous a endormis dans la désobéissance. Osera-t-on dire que ce n’était ni impitoyable ni dur lorsque, parvenus à l’endroit où nous avions perçu l’appel à l’obéissance à Jésus sous la forme d’un appel de la grâce du Christ, à l’endroit, peut-être, où nous avions osé faire les premiers pas sur le chemin de l’obéissance au commandement, la parole de la grâce à bon marché nous a assaillis ?

 

… La misère de notre Eglise se révèle chaque jour un peu plus clairement sous la forme de cette seule question : comment pouvons-nous, à notre époque vivre en chrétiens ?

Bienheureux ceux qui se trouvent déjà au terme du chemin que nous nous proposons de parcourir, et qui comprennent avec étonnement ce qui, en vérité, semble incompréhensible : que la grâce coûte cher précisément parce qu’elle est pure grâce, parce qu’elle est grâce de Dieu en Jésus-Christ. Bienheureux ceux que, dans leur simple obéissance à Jésus-Christ, cette grâce a dominés, de sorte que, l’esprit humble, ils peuvent magnifier la grâce du Christ qui seule agit.

Bienheureux ceux qui, ayant reconnu cette grâce-là, peuvent vivre dans le monde sans s’égarer à son contact, ceux pour qui, dans l’obéissance à Jésus-Christ, la patrie céleste est devenue tellement certaine, qu’ils sont réellement libérés pour la vie en ce monde. Bienheureux ceux pour qui obéir à Jésus-Christ n’est rien d’autre que vivre de la grâce, et pour qui la grâce n’est rien d’autre que l’obéissance. Bienheureux ceux qui, dans ce sens, sont devenus chrétiens, ceux pour qui la parole de la grâce a été miséricordieuse.

 

L’appel à l’obéissance

… Un christianisme privé de Jésus-Christ vivant demeure nécessairement un christianisme sans obéissance, et un christianisme sans obéissance est toujours un christianisme privé de Jésus-Christ; il est idée, mythe. Un christianisme comportant Dieu le Père, mais non pas Jésus-Christ son vivant Fils, met carrément l’obéissance de côté.

Il y a alors confiance en Dieu mais non obéissance. Ce n’est que parce que le Fils de Dieu est devenu homme, parce qu’il est médiateur, que l’obéissance est le type correct de relation qu’on doit avoir avec lui. L’obéissance est liée au médiateur, et là où l’on parle correctement de l’obéissance, là aussi on parle correctement du médiateur, Jésus-Christ, Fils de Dieu. Seul le médiateur, l’homme-Dieu, peut appeler à l’obéissance.

Seul le croyant est obéissant, seul celui qui est obéissant croit.

Les commandements sont bien plutôt destinés à mettre fin au conflit éthique. Le conflit éthique, phénomène éthique primitif de l’homme après la chute, est, en lui-même, l’opposition de l’homme à Dieu. Le serpent, au paradis, a mis ce conflit au cœur du premier homme : “Dieu a-t-il réellement dit ?” L’homme est arraché au commandement précis, à l’obéissance naïve et simple, par le doute éthique, par l’allusion au fait que le commandement réclame encore explication et interprétation. “Dieu a-t-il réellement dit ?” C’est l’homme lui-même qui, dans la force de sa connaissance du bien et du mal, dans la force de sa conscience, doit décider de ce qui est bien. Le commandement est ambigu, Dieu veut que l’homme l’explique, l’interprète, et se décide en toute liberté.

C’est ici déjà un refus d’obéir au commandement. A la place de l’action simple apparaît une pensée double. L’homme à la libre conscience se fait gloire en se comparant à l’enfant de l’obéissance. Se réclamer du conflit éthique revient à rompre avec l’obéissance. C’est, partant de la réalité de Dieu, faire retraite en direction du caractère éventuel de l’homme, partant de la foi, faire retraite en direction du doute. Et voici que se produit l’inattendu : cette question, précisément, par laquelle le jeune homme s’efforçait de cacher sa désobéissance, le révèle comme celui qu’il est : l’homme sous le péché. [1]

Cette révélation s’opère par la parole de Jésus : il nomme les commandements évidents et, en les nommant, il les confirme comme commandements de Dieu. Voici le jeune homme inculpé une fois de plus. Il espérait, encore une fois, pouvoir déboucher sur une conversation à caractère facultatif traitant des questions éternelles. Il espérait que Jésus lui offrirait une solution à son conflit éthique. Mais, au lieu de s’emparer de la question, c’est de lui que Jésus s’empare.

La seule réponse à la détresse du conflit éthique, c’est le commandement de Dieu lui-même, impliquant l’exigence de ne plus discuter et d’obéir enfin. Le diable seul offre une solution au conflit éthique : continue à poser des questions, tu ne seras pas obligé d’obéir. Jésus ne vise pas le problème du jeune homme, mais bien le jeune homme en personne. Il ne prend absolument pas au sérieux le conflit éthique que le jeune homme, lui, prend si terriblement au sérieux. Une seule chose lui importe : que le jeune homme finisse par écouter le commandement et par y obéir.

C’est précisément là où le conflit éthique veut se voir prendre au sérieux, là où il tourmente et asservit l’homme en ne le laissant pas parvenir à l’acte d’obéissance qui l’apaiserait, qu’il révèle toute son impiété, c’est là aussi qu’il convient de le démasquer dans son absence impie de sérieux, comme représentant la désobéissance définitive. Seul est sérieux l’acte d’obéissance qui met fin au conflit et le détruit, par lequel nous sommes libérés et devenons enfants de Dieu. Voilà le diagnostic divin porté sur le jeune homme.

 

L’obéissance simple

Un père dit à son enfant : “Va te coucher !”; l’enfant sait alors très bien ce qu’il en est. Mais un enfant dressé selon la manière pseudo-théologique devrait raisonner de la sorte : “Père me dit : Va te coucher ! Il veut dire : Tu es fatigué ! Il ne veut pas que je sois fatigué. Je peux très bien passer sur ma fatigue en allant jouer. Par conséquent mon père, il est vrai, a dit : Va te coucher ! mais, en fait, il veut dire : Va jouer !” En employant une argumentation semblable, l’enfant auprès de son père, le citoyen auprès de l’autorité se heurteraient à un langage sans aucune équivoque : celui de la sanction.

...

Là où l’obéissance simple est fondamentalement éliminée, la, encore une fois, la grâce qui coûte provenant de l’appel de Jésus s’est transformée en grâce à bon marché celle de la justification de soi-même. Là aussi c’est une fausse loi qui est proclamée, endurcissant l’oreille à rencontre de l’appel concret du Christ.

Cette fausse loi, c’est la loi du monde, à laquelle correspond, en s’y opposant, la loi de la grâce. Ici, le monde n’est pas celui qui, en Christ, a été vaincu, celui qu’il convient, dans la communion du Christ, de vaincre chaque jour à nouveau, mais il s’est transformé en loi-principe rigoureuse et intangible.

Et la grâce, par contre, n’est plus, de son côté, le don du Dieu vivant par lequel nous sommes arrachés au monde et placés dans un état d’obéissance au Christ : elle n’est plus qu’une loi divine générale, un principe divin, dont l’application ne dépend plus que de cas particuliers. Le combat de principe mené contre le “légalisme” de l’obéissance simple dresse lui-même la plus dangereuse des lois : la loi du monde et la loi de la grâce. Le combat de principe mené contre le légalisme est lui-même tout ce qu’il y a de plus légaliste. On ne peut triompher du légalisme qu’en obéissant réellement à l’appel de Jésus qui nous invite à le suivre, et c’est dans cet acte d’obéissance que la loi est accomplie et abolie par Jésus lui-même.

 

L’obéissance et la croix

… Renoncer à soi-même, c’est ne connaître que le Christ, ne plus regarder à soi-même, mais à lui seul qui nous précède, ne plus regarder non plus au chemin trop pénible pour nous. …

La croix, ce ne sont pas des maux et un destin pénible, c’est la souffrance qui résulte pour nous uniquement du fait que nous sommes liés à Jésus. La croix n’est pas une souffrance fortuite, mais nécessaire. La croix est une souffrance liée non point à l’existence naturelle mais au fait que l’on est chrétien.,

La croix n’est absolument pas essentiellement souffrance, mais souffrance et rejet, et même, ici, il convient de prendre ceci littéralement : il s’agit d’un rejet à cause de Jésus-Christ, et non point à cause de n’importe quelle autre conduite ou de n’importe quelle autre profession de foi. Un christianisme qui ne prenait plus l’obéissance au sérieux, qui avait fait de l’évangile uniquement un réconfort à bon marché pour la foi et pour qui, au reste, l’existence naturelle et l’existence chrétienne étaient indifféremment mêlées l’une à l’autre, ne pouvait pas ne pas comprendre la croix comme un mal quotidien, ne pas la considérer comme la misère et la peur de notre vie naturelle.

On oubliait sur ce point que la croix signifie toujours en même temps rejet, que l’opprobre de la souffrance fait partie de la croix. Etre, dans la souffrance, rejeté, méprisé, et abandonné par les hommes, ainsi que nous le dit la plainte incessante du psalmiste, c’est là un signe essentiel de la souffrance de la croix qu’un christianisme ne peut plus comprendre qui ne sait plus distinguer l’existence civile de l’existence chrétienne.

… C’est une mesure différente pour chacun. Dieu honore celui-ci d’une grande souffrance, il lui accorde la grâce du martyre, quant à cet autre, il ne permet pas qu’il soit tenté au-dessus de ses forces. Et cependant, c’est la même et unique croix.

Elle est imposée à tout chrétien. La première souffrance du Christ, dont chacun de nous doit faire l’expérience, est l’appel qui nous convie à sortir des attachements de ce monde. C’est la mort du vieil homme, lors de sa rencontre avec le Christ. Quiconque entre dans la voie de l’obéissance se situe dans la mort de Jésus, il transforme la vie en mort, dès le début il en est ainsi; la croix n’est pas le terrible aboutissement d’une vie pieuse et heureuse, mais elle est dressée au commencement de la communion avec Jésus-Christ.

Tout appel du Christ conduit à la mort. Qu’il nous faille, avec les premiers disciples, quitter notre maison et notre profession pour le suivre, ou que, avec Luther, nous quittions le cloître pour entrer dans le siècle, ce qui, dans les deux cas, nous attend, c’est la même mort, la mort en Jésus-Christ, la mort de notre vieil homme à l’appel du Christ. Parce que l’appel que Jésus adresse au jeune homme riche lui apporte la mort, parce qu’il ne lui est possible d’obéir que dans la mesure où il est mort à sa propre volonté, parce que tout commandement de Jésus nous ordonne de mourir, avec tous nos désirs et nos appétits, et parce que nous ne pouvons pas vouloir notre propre mort, il faut que Jésus, dans sa Parole, soit notre mort et notre vie.

 

L’obéissance et l’individu

… [Jésus] ne se tient plus seulement entre moi et Dieu, mais par là même aussi entre moi et le monde, entre moi et les autres hommes et les choses.

Il est le médiateur [2], non seulement entre Dieu et l’homme, mais aussi entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la réalité. Le monde ayant été créé par lui et pour lui (Jean 1.3; 1Cor 8.6; Héb 1.2), il est le seul médiateur dans le monde. Depuis le Christ, il n’y a plus pour l’homme de relation immédiate, ni avec Dieu, ni avec le monde; le Christ veut être le médiateur. Certes, il est suffisamment de dieux pour s’offrir à accorder à l’homme un accès immédiat; certes, le monde recherche par tous les moyens une relation immédiate avec l’homme; mais c’est précisément en cela que réside l’hostilité au Christ médiateur. Les dieux et le monde veulent arracher au Christ ce qu’il leur a ravi : le privilège d’être seuls immédiats à l’homme.

Rompre les relations immédiates avec le monde n’est rien d’autre que reconnaître le Christ comme le Fils de Dieu, le médiateur. Cela ne consiste jamais en un acte volontaire par lequel l’homme se libérerait, à cause d’un idéal quelconque, de ses liens avec le monde en échangeant un moindre idéal contre un idéal supérieur. Ce serait là faire preuve d’exaltation, agir de sa propre autorité, et ce serait même retomber dans une relation immédiate avec le monde. Seule la reconnaissance d’un fait accompli, et ce fait c’est que le Christ est le médiateur, accomplit la rupture entre le disciple de Jésus et le monde des hommes et des choses.

… Celui qui a été appelé par Jésus apprend donc que, dans ses relations avec le monde, il a vécu au sein d’une illusion.

… Ce qui ne m’est pas donné à cause du Christ ne vient pas de Dieu.

… Chacun se lance isolément dans l’obéissance, personne ne demeure isolé. A celui qui ose devenir un individu, sur la foi de la Parole, la communion de l’Eglise est offerte. Il se trouve dans une fraternité visible qui remplace au centuple [3] pour lui ce qu’il a perdu. Au centuple ? Précisément dans le fait qu’il n’a désormais plus rien que par Jésus, qu’il l’a par le médiateur, et, assurément, cela veut dire : “avec des persécutions”. “Au centuple” — “avec des persécutions”, c’est la grâce de l’Eglise qui obéit à son maître sous la croix. Ceci est donc la promesse faite à ceux qui obéissent de devenir des membres de la communauté de la croix, d’être le peuple du médiateur, le peuple sous la croix.

 

Dietrich Bonhœffer, Le prix de la grâce, Genève-Paris: Labor et Fides-Cerf, (1967) 1985, extraits des chapitres 1 à 5.

 


[1] Bonhœffer commente ici Mt 19.16-22, le récit du jeune homme riche.

[2] NdT. Il y a ici, en allemand, toute une série de mots de même racine : Mitte = milieu, Mittel = moyen, Mittler = médiateur, mittelbar - unmittelbar = médiat - immédiat...

[3] Bonhœffer commente ici Mc 10.28-31.

 

Le sermon sur la montagne

Dans le même livre, du commentaire sur la fin de Matthieu 5 :

... Comment l’amour devient-il invincible ? En ne demandant jamais ce que l’ennemi lui fait, mais uniquement ce que Jésus a fait. L’amour pour l’ennemi conduit le disciple sur le chemin de la croix et dans la communion du crucifié. Mais plus il est certain que le disciple est poussé sur ce chemin, plus il est certain que son amour demeure invincible, plus il est certain aussi que cet amour triomphe de la haine de l’ennemi; car ce n’est pas son amour à lui.

C’est uniquement l’amour de Jésus-Christ, de celui qui est allé à la croix pour ses ennemis et qui, sur la croix, a prié pour eux. Or, en considérant le chemin que Jésus a suivi jusqu’à la croix, les disciples eux aussi reconnaissent qu’ils étaient comptés parmi les ennemis de Jésus, dont son amour a triomphé. Cet amour ouvre les yeux du disciple de sorte qu’il reconnaît, dans l’ennemi, le frère, de sorte qu’il se met à agir en frère à son égard. Pourquoi ? Parce que lui-même ne vit que de l’amour de celui qui a agi en frère vis-à-vis de lui et qui l’a fait entrer, comme son prochain, dans sa communion. 

Bonhœffer cite un auteur de la fin du 19e siècle :

“Les commandements de l’amour du prochain et de l’absence de vengeance apparaîtront, dans le combat de Dieu vers lequel nous allons — et dans lequel nous sommes en partie déjà engagés depuis des années — avec une netteté particulière là où combattront, d’un côté la haine, de l’autre côté l’amour. Il faut que, de toute urgence, chaque chrétien s’adapte sérieusement à ce fait. Le temps approche où quiconque confesse le Dieu vivant sera non seulement un objet de haine et de fureur — nous en sommes presque déjà arrivés là — mais où, uniquement à cause de cette confession, on l’exclura de la “société des hommes”, comme on dit, où on le chassera de place en place, où on s’en prendra physiquement à lui, le maltraitant et, éventuellement, le mettant à mort… Une persécution universelle de tous les chrétiens approche, et, en fait, c’est là le véritable sens de tous les mouvements et de tous les combats de notre époque.

“Les adversaires qui visent à l’anéantissement de l’Eglise et de la foi chrétienne ne peuvent coexister avec nous, parce que, dans chacune de nos paroles et de nos actions — bien qu’elles ne soient pas dirigées contre eux — ils voient, à juste titre, une condamnation de leurs paroles et de leurs actions; cependant qu’ils sentent bien que nous ne nous informons absolument pas de la condamnation qu’ils prononcent à notre endroit, parce qu’il leur faut reconnaître eux-mêmes que cette condamnation est totalement impuissante et nulle, que nous ne nous situons donc nullement sur un plan de discussion et de querelle réciproques avec eux.

“Comment mener ce combat ? Le temps approche où ce n’est plus comme individus isolés, mais ensemble, en tant qu’Eglise de Dieu, que nous élèverons nos mains pour prier, où c’est par légions — même s’il s’agit de légions relativement bien petites, comparées aux millions d’apostats — que nous confesserons et glorifierons à haute voix le Seigneur, qui a été crucifié et est ressuscité, et son retour. Et quelle prière est-ce, quelle confession, quel hymne de louange ?

“C’est justement une prière d’amour profond, précisément pour ces hommes perdus qui nous entourent en nous regardant de leurs yeux exorbités de haine, qui, peut-être, ont déjà levé la main vers nous pour nous porter le coup mortel; c’est une prière en faveur de la paix de ces âmes égarées et bouleversées, troublées et dévastées, une prière pour qu’ils obtiennent le même amour et la même paix que ceux dont nous jouissons;une prière qui pénétrera de force jusqu’à leur âme, se forcera un passage jusqu’à leur cœur d’une poigne autrement puissante que celle avec laquelle, poussant leur haine à fond, ils parvien­nent à se forcer un passage jusqu’à nos cœurs.

L’Eglise qui attend réellement son Seigneur, qui comprend vraiment le temps, avec les signes de la séparation finale qu’il comporte, doit aussi se lancer dans cette prière de l’amour, de toutes les forces de son âme, de toutes les forces réunies de sa sainte vie (A.F.C. Vilmar, 1880).

En quoi le disciple se distingue-t-il du païen? En quoi consiste ce qui est spécifiquement “chrétien” ? C’est ici que se situe le mot auquel tend tout le chapitre 5, le mot qui résume tout ce qui précède : ce qui est “chrétien”, c’est ce qui est extraordinaire, c’est ce qui est périsson, hors ligne, inhabituel. C’est ce qui, sur le plan de la “justice meilleure”, “surpasse” les pharisiens, les dépasse, ce qu’il y a en plus, en outre. Ce qui est naturel est to auto (une seule et même chose) chez les païens et chez les chrétiens; mais ce qui est spécifiquement chrétien commence au périsson et ce n’est qu’à partir de là qu’il met ce qui est naturel sous un véritable éclairage.

… En quoi consiste ce périsson, cet “extraordinaire” ? C’est l’existence de ceux qui ont été appelés bienheureux, de ceux qui suivent la voie de l’obéissance, la lumière qui luit, la ville sur la montagne, c’est le chemin du reniement de soi-même, de l’amour total, de la pureté totale, de la franchise totale, de la non-violence totale; c’est ici l’amour sans partage pour l’ennemi, l’amour pour celui qui n’aime personne et que personne n’aime; l’amour qui s’adresse à l’ennemi religieux, politique, personnel. En tout ceci, c’est le chemin qui a trouvé son accomplissement sur la croix de Jésus-Christ. Qu’est-ce que ce périsson ? C’est l’amour de Jésus-Christ lui-même qui, dans la souffrance et l’obéissance, marche vers la croix; c’est la croix.

Ce qu’il y a de “hors ligne” dans le fait chrétien, c’est la croix qui fait du chrétien quelqu’un qui a dépassé le monde et, par là, lui donne la victoire sur le monde. La passio dans l’amour du crucifié... voilà ce qu’il y a d’extraordinaire dans l’existence chrétienne.

Dietrich Bonhœffer, Le prix de la grâce, Genève-Paris: Labor et Fides-Cerf, (1967) 1985, pp. 115,117,118

   
 

Il n’est pas fou celui qui perd ce qu’il ne peut garder, afin de gagner ce qu’il ne peut perdre. (Jim Elliot)