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Edwin A. Abbott

Flatland, une aventure à plusieurs dimensions

(D'après la deuxième édition anglaise révisée de 1884)

 

“Une analogie utile a été mise au point en partie par Edwin Abbott, un directeur d’école et prédicateur du XIXe siècle, qui publia en 1884 l’ouvrage intitulé Flatland: A Romance of Many Dimensions [1]. Imaginons un univers où il n’existerait que deux dimensions d’espace, au lieu de trois. Dans un univers de la sorte, les “flatlanders” seraient confinés à un plan défini par des dimensions de longueur et de largeur, ce qui leur interdirait d’accéder à la dimension de hauteur. Une créature à trois dimensions pourrait alors s’approcher du plan des “flatlanders” et placer la paume de sa main à tout juste un dixième de millimètre au-dessus des corps bidimensionnels de deux “flatlanders” séparés l’un de l’autre par une distance d’un centimètre. Puisque la créature tridimensionnelle se trouve légèrement au-dessus du plan des “flatlanders”, il leur est impossible de la voir. Et pourtant, la distance qui les sépare de la créature tridimensionnelle est cent fois plus petite que la distance qui les sépare mutuellement.

Ce qui est vrai pour les “flatlanders” l’est également pour les humains. Dieu est plus proche de chacun de nous que nous ne pourrons jamais l’être de nos semblables. Mais la proximité de Dieu se définit dans des dimensions que nous ne pouvons connaître concrètement. Il nous est donc impossible de le voir.

Le seul cas où on pourrait voir Dieu, c’est si celui-ci venait à placer une partie de son être dans le monde de nos dimensions. Cette situation serait comparable à la créature tridimensionnelle transperçant le plan des “flatlanders” avec son doigt. Si l’un des “flatlanders” menait une enquête, il arriverait à la conclusion que le visiteur de leur monde est un petit cercle. …” [2]

 

Voici les deux chapitres où le Carré, personnage important de Flatland, est transporté par la Sphère, sa perception de quelqu’un de Spaceland, dans notre monde de trois dimensions. A côté de Flatland (deux dimensions) et Spaceland (trois dimensions), l’auteur décrit aussi le Lineland (une dimension) et le Pointland (pas de dimensions). L’auteur semble vouloir démontrer qu’on n’est pas à l’abri d’une invasion d’un Etre vivant dans une autre dimension. La Sphère dit que cela s’est passé effectivement de par le passé. La référence est sans doute à la venue du Christ et aux apparitions du Christ ressuscité avant l’Ascension.



[1] Edwin A. Abbott, Flatland : une aventure à plusieurs dimensions, Paris: Denoël, 1962, 1968. Le texte original en Anglais de ce livre (Flatland : A Romance of Many Dimensions) est téléchargeable sur: http://www.ibiblio.org/eldritch/eaa/FL.HTM. Un film (en Anglais) a aussi été réalisé : http://www.flatlandthemovie.com/. En français, le livre est téléchargeable sur http://www.ebooksgratuits.com/ebooks.php

[2] Cité en Hugh Ross, Dieu et le cosmos, Québec: Editions La Clairière, 1998, pp 171,172.

...

18.  Comment j’entrai à Spaceland et ce que jy vis.

Une horreur indicible s’empara de moi. Il y eut d’abord les ténèbres; puis la sensation nauséeuse de voir sans voir réellement; je vis une Ligne qui n’était pas une Ligne; un Espace qui n’était pas l’Espace; (j’étais moi-même et je ne l’étais plus. Dès que je recouvrai ma voix, je hurlai dans ma douleur : « C’est la folie ou bien l’Enfer ! » « Ce n’est ni l’un ni l’autre », répondit calmement la voix de la Sphère, « c’est le savoir; ce sont les Trois Dimensions; rouvrez l’œil et tâchez de regarder sans faiblir ! »

Je regardai : oh, prodige, ce fut un nouveau monde que je vis ! J’avais devant moi, visible, incarnée, cette beauté Circulaire qui ne m’était accessible jadis que par le calcul, l’hypothèse ou le rêve. Ce qui semblait être le centre de l’Etranger était exposé à mon regard; et cependant je ne voyais ni cœur, ni poumons, ni artères, mais seulement une Chose d’une harmonieuse beauté... qui n’avait pas de nom pour moi; vous, mes lecteurs de Spaceland, vous l’appelleriez la surface de la Sphère.

Me prosternant en pensée devant mon Guide, je m’écriai : « Comment se fait-il, ô divin idéal de sagesse et de beauté parfaite, que je voie vos entrailles et que pourtant je ne distingue ni votre cœur, ni vos poumons, ni vos artères, ni votre foie ? » « Ce que vous croyez voir, vous ne le voyez pas vraiment », répondit-il. « Il n’est donné à personne de contempler l’intérieur de mon corps. Je n’appartiens pas à la même catégorie d’Etres que vos compatriotes de Flatland. Si j’étais un Cercle, vous distingueriez mes intestins mais je suis un Etre composé, comme je vous l’ai dit, de plusieurs Cercles, un Cercle multiple, que l’on appelle Sphère dans ce pays. Et, de même que l’extérieur d’un Cube est un Carré, ainsi l’extérieur d’une Sphère présente l’apparence d’un Cercle. »

Tout déconcerté que je fusse par les paroles énigmatiques de mon Maître, je ne luttais plus contre lui et je m’abîmais dans une adoration silencieuse de sa personne. Il reprit, d’une voix plus douce : « Ne vous affligez pas de ne pas pouvoir comprendre immédiatement les profonds mystères de Spaceland. Ils vous deviendront accessibles par degrés. Commençons par tourner notre regard vers la région d’où vous êtes venu. Revenez avec moi, pour un moment, dans les plaines de Flatland et je vous montrerai ce qui a souvent été l’objet de vos raisonnements et de vos songes mais que vous n’avez jamais vu : un angle visible. » « Impossible ! » m’écriai-je, mais, la Sphère se mettant en marche, je la suivis comme dans un rêve, jusqu’à ce que sa voix m’arrêtât de nouveau : « Regardez et voyez votre maison Pentagonale, avec tous ses habitants. »

Je regardai en bas, et je vis avec les yeux du corps tous ces compagnons de mon existence dont les formes n’avaient été jusque-là pour moi que matière à déduction. Et qu’il était pauvre et confus, le fruit de mes conjectures, par rapport à la réalité que je contemplais à présent ! Mes quatre Fils paisiblement endormis dans les chambres Nord-Ouest, mes deux Petits-Fils orphelins au Sud; les Serviteurs, le Maître d’Hôtel, ma Fille, tous dans leurs appartements respectifs. Seule mon épouse affectionnée, inquiète de cette absence qui se prolongeait, avait quitté sa chambre et arpentait le vestibule, en attendant anxieusement mon retour. Le Page, lui aussi, éveillé par mes cris, s’était levé, et, sous prétexte de s’assurer que je ne gisais pas évanoui quelque part, fouillait dans le placard de mon bureau. Tout cela, je le voyais : je ne me bornais plus à le déduire; et, à mesure que nous nous rapprochions, je distinguai jusqu’au contenu de ma commode, je discernais les deux coffres pleins d’or et les tablettes que la Sphère avait mentionnées.

Touché par la détresse de ma Femme, je voulus la rejoindre pour la rassurer, mais je me trouvai dans l’incapacité de bouger. « N’ayez point de souci au sujet de votre Epouse », me dit mon Guide, « nous ne la laisserons pas longtemps dans l’anxiété; en attendant, allons faire le tour du Plat Pays. »

De nouveau je sentis que je m’élevais dans l’Espace.

Tout était exactement comme la Sphère l’avait dit. Plus on s’éloignait de l’objet contemplé, plus le champ de vision s’élargissait. Ma ville natale, l’intérieur de chaque maison, les entrailles de chaque créature gisaient exposés en miniature à mon regard. Nous montâmes encore et, miracle des miracles !, les secrets de la Terre, les profondeurs des mines, les grottes les plus profondément enfouies au cœur des montagnes me furent révélés. Frappé d’une terreur sacrée à la vue des mystères la Nature, dévoilés ainsi devant mon œil indigne, je dis à mon Compagnon : « Voyez, je suis devenu semblable à Dieu. Car les sages de notre pays disent voir toutes choses ou plutôt, pour reprendre leurs propres termes, être doué d’omnivision est l’attribut Dieu et de Lui seul. » Mon Maître me répondit, avec un certain mépris dans la voix : « Vraiment ! Alors le pire coupe-jarret ou le voleur à la tire de mon pays doit être adoré par vos sages à l’égal de Dieu; car il en voit tout autant que vous à, présent. Mais croyez-moi, vos sages se trompent. »

Moi. L’omnivision n’est-elle donc pas l’attribut de Dieu seul ?

La Sphère. Je n’en sais rien. Mais, si un voleur à la tire ou un coupe-jarret est capable de voir tout ce qui se passe dans votre pays, ce n’est sûrement pas une raison suffisante pour que vous voyiez en lui un Dieu. Cette omnivision, comme vous dites—ce n’est pas un terme d’usage courant à Spaceland—vous rend-elle plus justes, plus cléments, moins égoïstes, plus aimants ? Pas le moins du monde. Alors en quoi vous rend-elle plus divins ?

Moi. « Plus clément, plus aimant ! » Mais ce sont là des qualités de Femmes ! Et nous savons qu’un Cercle est un Etre supérieur à une Ligne Droite, dans la mesure où le savoir et la sagesse sont plus estimables que la simple affection.

La Sphère. Il ne m’appartient pas de classer les qualités humaines selon leurs mérites. Cependant, parmi les Etres les meilleurs et les plus sages de Spaceland, il en est beaucoup qui éprouvent plus de respect pour les sentiments que pour l’intelligence, qui ont meilleure opinion de vos Lignes Droites, si méprisées, que de vos Cercles tant loués. Mais ne nous attardons pas là-dessus. Regardez. Reconnaissez-vous ce bâtiment ?

Je me tournai dans cette direction et je vis dans le lointain un immense édifice Polygonal, qui n’était autre que le Siège de l’Assemblée Générale des Etats de Flatland, entouré, en lignes compactes, de bâtiments pentagonaux disposés perpendiculairement les uns aux autres, et que je savais être des rues; je compris que j’approchais de la grande Métropole.

« Nous descendons ici », dit mon Guide. C’était le matin, la première heure du premier jour de la deux-millième année de notre ère. Imitant, comme à leur habitude, l’exemple de leurs ancêtres, les Cercles les plus notables du royaume s’étaient réunis en conclave solennel, tout comme d’autres l’avaient fait avant eux première heure du premier jour de l’an 1000, et aussi la première heure du premier jour de l’an 0.

Quelqu’un en qui je reconnus mon propre frère, Carré parfaitement symétrique et Premier Secrétaire du Grand Conseil, était en train de lire les minutes des précédentes réunions. Il avait été noté à chaque occasion les faits suivants : « Les Etats ayant été troublés par diverses personnes mal intentionnées qui prétendaient avoir reçu des révélations d’un autre Monde et se disaient capables d’effectuer des démonstrations dont le seul résultat avait été de porter jusqu’au délire leur propre frénésie et celle des spectateurs, le Grand Conseil a décrété à l’unanimité que, le premier jour de chaque millénaire, les Préfets des différents districts du Plat-Pays recevraient l’ordre de rechercher spécialement toutes personnes qui se seraient ainsi fourvoyées sans procéder aux formalités d’un examen mathématique, de les détruire s’il s’agissait d’Isocèles, de les faire flageller et jeter en prison s’ils avaient affaire à des Triangles Réguliers, de conduire les Carrés ou les Pentagones jusqu’à l’Asile le plus proche, et, au cas où l’inculpé serait un personnage d’un rang plus élevé, de l’arrêter et de l’expédier immédiatement dans la Capitale, où il serait examiné et jugé par le Conseil. »

« Vous savez à présent quel sort vous est réservé », me dit la Sphère, pendant que le Conseil adoptait officiellement cette résolution pour la troisième fois. « La mort ou la prison attend l’Apôtre qui se chargera d’annoncer l’Evangile des Trois Dimensions. » « Non, non », répliquai-je, « à présent tout est si clair dans mon esprit, la nature du véritable Espace me paraît si palpable que je me crois à même de la faire comprendre à un enfant. Permettez-moi de descendre à l’instant même et de les éclairer. » « L’heure n’est pas encore venue », dit mon Guide. « En attendant, je dois accomplir ma mission. Ne bougez pas d’ici. » Ce disant, il sauta avec une grande agilité dans l’océan (si je puis m’exprimer ainsi) de Flatland, au beau milieu du cercle des Conseillers. « Je viens », cria-t-il, « pour proclamer l’existence du pays des Trois Dimensions ! »

Je vis plusieurs de nos jeunes Conseillers reculer d’horreur devant la section circulaire de la Sphère qui s’élargissait sous leurs yeux. Mais sur un signe du Président—qui ne semblait ni inquiet ni surpris—six Isocèles d’un type très inférieur accoururent de six directions différentes et se ruèrent sur la Sphère. « Nous le tenons », hurlèrent-ils. « Non. Si. Il est à nous ! Le voilà qui s’échappe ! Nous ne le voyons plus. »

« Mes Seigneurs », dit le Président aux plus jeunes membres du Conseil, « il n’y a pas là de quoi s’étonner. Les archives secrètes, auxquelles j’ai seul accès, révèlent qu’un incident identique se produisit lors de l’avènement des deux premiers millénaires. Bien entendu, vous ne mentionnerez pas cette bagatelle au dehors du Cabinet. » Puis, élevant la voix, il appela les gardes. « Arrêtez les policiers; bâillonnez-les. Vous connaissez votre devoir. » Après avoir livré à leur destin les malheureux policiers—témoins involontaires et infortunés d’un Secret d’Etat qu’on ne devait pas les laisser révéler—il s’adressa de nouveaux aux Conseillers : « Mes Seigneurs, les questions dont le Conseil avait à débattre étant toutes résolues, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une Bonne Année. » Toutefois, avant de quitter la salle, il dit au Secrétaire, mon pauvre et excellent Frère, qu’à son grand regret il se voyait contraint, pour préserver le secret et conformément aux précédents, de le condamner à la détention perpétuelle, mais il ajouta qu’il était heureux de pouvoir lui laisser la vie sauve, la condition toutefois qu’il ne racontât à personne les événements de la journée.

 

19.  Comment, quoique la Sphère meût révélé d’autres mystères du Pays de l’Espace, je désirai en connaître encore davantage, et ce qu’il en advint.

En voyant mon pauvre frère que l’on conduisait en prison, je voulus sauter dans la Chambre du Conseil afin d’intercéder pour lui ou tout au moins de lui dire adieu. Mais je ne pouvais accomplir de moi-même aucun mouvement. Je dépendais entièrement de mon Guide, qui me dit avec mélancolie : « Ne vous préoccupez pas de votre frère. Vous n’aurez peut-être que trop le temps de vous affliger avec lui. Suivez-moi. »

Nous remontâmes dans l’Espace. « Jusqu’à présent », déclara la Sphère, « je ne vous ai montré que des Figures Planes et leur intérieur. Maintenant, je vais vous faire connaître les Solides et vous révéler le plan sur lequel ils sont construits. Voyez cette multitude de cartes mobiles, de forme carrée. J’en pose une, non pas au Nord de l’autre, comme vous le supposiez tout à l’heure, mais sur l’autre. J’en ajoute une seconde, puis une troisième. Je construis un Solide en plaçant un grand nombre de Carrés parallèlement les uns aux autres. Le voilà achevé : il est aussi haut que long et large; nous l’appelons un Cube. »

« Pardonnez-moi, Monseigneur », répondis-je, « mais tout ce que je vois, c’est une Figure Irrégulière dont l’intérieur est exposé à mon regard; en d’autres termes, il me semble voir non pas un Solide, mais une Figure Plane comme celles dont nous déduisons l’existence à Flatland; toutefois son Irrégularité est telle qu’il me semble voir quelque monstrueux criminel, au point que ce spectacle m’est douloureux. »

« C’est vrai », dit la Sphère, « il vous apparaît sous la forme d’une Figure Plane, parce que vous n’êtes pas accoutumé à la lumière, à l’ombre et à la perspective; de même qu’à Flatland un Hexagone aurait la forme d’une Ligne Droite pour quelqu’un qui ne connaîtrait pas l’Art de la Connaissance Visuelle. Mais il s’agit en réalité d’un Solide, comme va vous l’apprendre le sens du Toucher. »

Il me montra donc le Cube, et je constatai que cet Etre merveilleux était en effet, non pas une Figure Plane, mais un Solide; qu’il était doté de six côtés planes et de huit points terminaux appelés angles solides; et je me rappelai ce que m’avait dit la Sphère, soit que cette Créature serait formée par un Carré qui se déplacerait parallèlement à lui-même dans l’espace; et je me réjouis à l’idée qu’un Etre aussi insignifiant que moi pût être considéré, en un certain sens, comme l’Ancêtre d’un rejeton aussi illustre.

Mais je ne saisissais pas encore tout à fait le sens de ce que mon Maître m’avait dit touchant à « la lumière », « l’ombre », « la perspective »; et je n’hésitai pas à lui faire part de mes difficultés.

L’explication de la Sphère, si je la reproduisais, aussi claire et succincte qu’elle fût, serait dépourvue d’intérêt pour un habitant de l’Espace, qui connaît déjà ces choses. Je me bornerai à dire que, grâce à la clarté des commentaires dont il m’honora, en changeant la position des objets et leur éclairage, en me faisant toucher plusieurs choses et même sa propre Personne sacrée, mon Maître élucida parfaitement cette question, de sorte que je n’eus bientôt plus aucune difficulté à distinguer un Cercle d’une Sphère, et une Surface Plane d’un Solide.

Ce fut l’Apogée, la Cime Paradisiaque de mon étrange et mémorable Histoire. A présent, il me reste à relater ma Chute déplorable... déplorable, ô combien, et pourtant si peu méritée ! Car pourquoi susciter un tel appétit de connaissance, si c’est pour la décevoir et la châtier ? Ma volonté se rebelle devant le douloureux devoir d’évoquer mon humiliation; pourtant, tel un nouveau Prométhée, je supporterai cela et davantage encore si je puis ainsi éveiller dans les entrailles de l’Humanité Plane et Solide un esprit de rébellion contre la Vanité qui nous pousse à croire que nos Dimensions se limitent à deux, à trois ou à n’importe quel nombre autre que l’Infini. Donc, fi des considérations personnelles ! Je continuerai jusqu’au bout, comme j’ai commencé, à relater sans autres digressions ou anticipations le cours de l’indifférente Histoire. J’exposerai les faits, les termes exacts—et ils sont imprimés en lettres de feu dans mon cerveau—sans y changer un iota; à mes Lecteurs de juger entre moi et la Destinée.

La Sphère aurait volontiers poursuivi sa leçon m’instruisant sur la conformation de tous les Solides réguliers, Cylindres, Cônes, Pyramides, Pentaèdres, Hexaèdres, Dodécaèdres et Sphères; mais je me risquai al l’interrompre. Non que je fusse las d’apprendre. Au contraire, j’étais avide d’absorber le savoir par goulées plus généreuses et plus riches qu’il ne me l’offrait.

« Pardonnez-moi », dis-je, « O Vous que je ne dois plus considérer comme la Perfection de toute Beauté, mais laissez-moi vous implorer d’accorder à votre serviteur le spectacle de vos entrailles.

La Sphère. Le spectacle de quoi ?

Moi. De votre intérieur : de votre estomac, de votre intestin.

La Sphère. Pourquoi cette requête impertinente et inopportune ? Et pour quelle raison me dites-vous que je ne suis plus la Perfection de toute Beauté ?

Moi. Monseigneur, c’est votre propre sagesse qui me fait aspirer à un Etre encore plus grand, plus beau et plus proche de la Perfection que vous-même. Si vous, qui combinez plusieurs Cercles en Un, vous êtes supérieur à toutes les formes de Flatland, il est certain que trône au-dessus de vous Quelqu’un qui combine plusieurs Sphères en Une Existence Suprême et surpasse jusqu’aux Solides de Spaceland. Et si nous, qui sommes à présent dans l’Espace, nous voyons, en nous penchant sur Flatland, l’intérieur de toutes choses, il faut que s’étende au-dessus de nous quelque région encore plus élevée, encore plus pure, où vous vous proposez sûrement de me conduire—O Vous que j’appellerai toujours, partout et dans toutes les Dimensions, mon Prêtre, mon Philosophe et mon Ami—quelque Espace encore plus spacieux, quelque royaume encore plus riche en Dimensions, d’où nous pourrons contempler ensemble l’intérieur révélé des choses Solides, et où vos intestins, comme ceux de vos sœurs les Sphères, seront exposés au regard du pauvre voyageur, exilé de Flatland, à qui il a déjà été tant donné.

La Sphère. Pff ! Sottises ! Ne vous arrêtez pas à ces vétilles ! Le temps passe et nous avons encore beaucoup à faire avant que vous ne soyez en état d’annoncer l’Evangile des Trois Dimensions à vos pauvres compatriotes aveugles de Flatland.

Moi. Non, mon bon Maître, ne me refusez pas ce qu’il est, je le sais, en votre pouvoir de m’accorder. Laissez-moi contempler vos entrailles, ne fût-ce que pour un instant, et je vous serai à jamais reconnaissant, je resterai éternellement votre élève docile, votre esclave qui, loin de réclamer l’émancipation, sera toujours prêt à recueillir votre enseignement, à se nourrir des paroles qui tomberont de vos lèvres.

La Sphère. Eh bien, pour vous satisfaire et vous réduire au silence, je vous réponds sans attendre que je vous montrerais ce que vous désirez voir si je le pouvais mais que cela m’est impossible. Voudriez-vous me voir retourner mes entrailles pour vous obliger ?

Moi. Mais Monseigneur m’a montré les intestins de tous mes compatriotes qui habitent avec moi le Pays des Deux Dimensions en me transportant dans celui qui en comporte Trois. Rien ne lui serait donc plus facile que de me faire accomplir un second voyage dans la région bénie de la Quatrième Dimension, d’où je contemplerais avec lui ce pays des Trois Dimensions, d’où je verrais l’intérieur des maisons tridimensionnelles, les secrets de la Terre solide, les trésors des mines de Spaceland, ainsi que les intestins de toute créature vivante solide, même ceux des nobles et adorables Sphères.

La Sphère. Mais où est-il, ce Pays des Quatre Dimensions ?

Moi. Je l’ignore. Mais mon Maître, lui, le sait sûrement.

La Sphère. Pas du tout. Ce Pays n’existe pas. Cette idée même est absolument inconcevable.

Moi. Elle n’est pas inconcevable pour moi. Monseigneur, et par conséquent elle l’est encore moins pour mon Maître. Non, je ne désespère pas qu’ici même, dans cette région des Trois Dimensions, l’art de Votre Seigneurie ne puisse me rendre visible la Quatrième Dimension. Tout comme, dans le royaume qui n’en comporte que deux, la volonté de mon Maître était de dessiller les yeux de son humble serviteur et de lui rendre perceptible la présence invisible d’une Troisième Dimension, à laquelle il ne croyait pas.

Que Monseigneur me permette d’évoquer le passé. Ne m’a-t-il pas enseigné que, dans la région d’en bas, lorsque je voyais une Ligne et que j’inférais une Figure Plane, je contemplais en réalité une Troisième Dimension inconnue de moi, autre que l’éclat, et appelée « hauteur » ? Et ne s’ensuit-il pas que dans cette région-ci, lorsque je vois une Figure Plane et que j’infère un Solide, je contemple en réalité une Quatrième Dimension inconnue de moi, autre que la couleur, mais qui existe bien quoiqu’elle soit infinitésimale et ne puisse être mesurée ?

En outre, il y a un autre Argument, tiré de l’Analogie des Figures.

La Sphère. L’Analogie ? Sottises ! Quelle analogie ?

Moi. Votre Seigneurie met son Serviteur à l’épreuve pour voir s’il se souvient des révélations qu’elle lui a faites. Ne vous moquez pas de moi, Monseigneur; j’ai faim, j’ai soif de connaissances. Certes, nous ne pouvons pas voir en ce moment cet  autre Spaceland, plus élevé, parce que nous n’avons pas d’œil dans notre estomac. Mais, de même qu’il existait un royaume de Lineland, quoique ce pauvre et Minuscule Monarque ne pût le discerner parce qu’il ne pouvait se tourner ni vers la gauche ni vers la droite, et de même qu’il y avait, à portée de ma main, une contrée des Trois Dimensions que moi, misérable créature aveugle aux sens atrophiés, je n’avais la faculté ni de toucher, ni de voir, ne possédant pas d’œil dans mes entrailles, ainsi il existe en toute certitude une Quatrième Dimension, que Monseigneur perçoit avec l’œil de l’esprit. Et si je suis sûr de son existence, c’est parce que Monseigneur m’en a enseigné lui-même la nécessité. Ou bien a-t-il oublié ce qu’il a lui-même appris à son serviteur ?

En une Dimension, un Point ne produirait-il pas en se mouvant une Ligne dotée de deux points terminaux ?

En deux Dimensions, une ligne ne produirait-elle pas en se mouvant un Carré doté de quatre points terminaux?

En Trois Dimensions, un Carré ne produirait-il pas en se mouvant—et ne m’a-t-il pas été donné à moi-même de le contempler ?—un Cube, cet être béni doté de huit points terminaux ?

Et en quatre Dimensions, un Cube ne produirait-il pas en se mouvant—hélas pour l’Analogie, hélas pour le Progrès de la Vérité s’il n’en était pas ainsi—quelque Organisation encore plus divine dotée de seize points terminaux ?

Voyez la confirmation infaillible de la Série 2, 4, 8, 16 : n’est-ce point là une Progression Géométrique ? Et tout cela n’est-il point—si je puis me permettre de reprendre les propres termes de Monseigneur—« strictement conforme aux lois de l’Analogie » ?

En outre, Monseigneur ne m’a-t-il pas appris que si, dans une Ligne, il y a deux points frontière, et dans un Carré quatre Lignes frontière, il doit également y avoir dans un Cube six Carrés frontière ? Voyez là encore lai confirmation de la série 2, 4, 6; n’est-ce point là une Progression Arithmétique ? Et, par conséquent, est-ce qu’il ne s’ensuit pas obligatoirement que le rejeton plus divin encore du divin Cube issu du Pays des Quatre Dimensions doit avoir 8 Cubes frontière. Et cela aussi n’est-il pas, comme Monseigneur me l’a appris à croire, « strictement conforme à l’Analogie » ?

O, Monseigneur, Monseigneur, ne connaissant point les faits, je mets toute ma foi dans cette hypothèse; et je supplie Votre Seigneurie de confirmer ou de réfuter mes déductions logiques. Si je me trompe, je m’incline, et je ne réclamerai plus une Quatrième Dimension; mais si je ne suis point dans l’erreur, ce sera à mon Maître d’écouter la voix de la raison.

Je vous demande donc s’il est vrai ou non qu’il ait été donné à vos compatriotes de voir, eux aussi, descendre chez eux des Etres d’un ordre plus élevé que le leur, qui se seraient introduits dans des pièces closes, tout comme Votre Seigneurie est entrée chez moi, sans ouvrir les portes ni les fenêtres, et qui auraient disparu à volonté ? Je suis prêt à tout risquer sur la réponse que vous me donnerez. Dites-moi qu’il n’en est rien et je me tairai. Je vous prie seulement de me répondre.

La Sphère (après un silence). On le raconte. Mais les avis sont partagés tant sur les faits eux-mêmes que sur les conclusions à en tirer. Lors même que les faits sont reconnus, on les explique de plusieurs façons différentes. Et, en tout cas, malgré le nombre de ces explications si diverses, nul n’a adopté ou suggéré la théorie d’une Quatrième Dimension. Par conséquent, ne vous souciez plus, je vous prie, de ces bagatelles et retournons à nos affaires.

Moi. J’en étais sûr. J’étais certain que mon espoir serait satisfait. A présent, armez-vous de patience, ô meilleur des Maîtres, et répondez encore à une seconde question. Ceux qui sont venus—personne ne sait d’où—et qui sont repartis—nul ne sait pour quelle région—ont-ils, eux aussi, contracté leur section et disparu ensuite dans cet Espace plus Spacieux où je vous supplie de me conduire ?

La Sphère (de mauvaise humeur). Ils ont disparu, c’est certain... à supposer qu’ils soient vraiment apparus. Mais la plupart des gens disent que ces visions ont pris naissance dans la pensée, —vous n’allez pas me comprendre—, dans le cerveau, dans l’angularité perturbée des Visionnaires.

Moi. Est-il vrai ? Oh, ne les croyez pas ! Ou bien, s’ils ne se trompent point, si cet autre Espace est réellement le Pays de la Pensée, alors transportez-moi dans cette région bénie où je verrai en Pensée l’intérieur de toutes les choses solides. Là, devant mon œil ravi, un Cube, en se mouvant dans quelque direction absolument nouvelle, mais en parfait accord avec les lois de l’Analogie, de façon que chaque particule de ses entrailles traverse une nouvelle sorte d’Espace et trace son propre sillage, créera un Etre encore plus parfait que lui-même, ayant seize angles terminaux Extra-Solides, et huit Cubes Solides pour Périmètre. Et, une fois arrivés là, n’irons-nous pas encore plus loin ? Parvenus dans cette région bénie des Quatre Dimensions, hésiterons-nous au seuil de la Cinquième, sans oser y entrer ? Ah, non. Décidons plutôt que notre ambition s’élèvera encore à mesure de notre ascension corporelle. Alors, cédant à notre assaut intellectuel, les portes de la Sixième Dimension s’ouvriront toutes grandes; puis ce sera au tour de la Septième, de la Huitième...

Je ne sais combien de temps j’aurais continué ainsi. Ce fut en vain que la Sphère me réitéra, d’une voix de tonnerre, l’ordre de me taire et me menaça des plus terribles châtiments si je persistais. Rien n’aurait pu endiguer le flot de mes aspirations extatiques. Peut-être étais-je à blâmer; mais l’élixir de la Vérité qu’elle m’avait elle-même donné à boire m’avait enivré. Toutefois, la fin ne fut pas longue à venir. Un craquement me coupa la parole; un autre craquement, qui se produisit en même temps, à l’intérieur de moi-même, me précipita dans le vide à une vitesse qui m’ôta toute possibilité de parler. Je descendais avec une rapidité de plus en plus grande; et je me savais condamné à retrouver le Plat Pays. J’entrevis une fois—une dernière et inoubliable fois—cette plaine monotone qui allait redevenir mon Univers, étalée sous mon regard. Puis ce fut l’obscurité. Un dernier coup de tonnerre, dévasteur; et, quand je repris mes sens, je rampais de nouveau, vulgaire Carré, chez moi, dans mon bureau, et j’écoutais le Cri-de-Paix de mon Epouse qui approchait.”


Il n’est pas fou celui qui perd ce qu’il ne peut garder, afin de gagner ce qu’il ne peut perdre. (Jim Elliot)